Fusion mère-fille, s’en sortir ou y laisser sa peau
de Doris-Louise Haineault, Editions PUF, 2006
L’analyse des liens complexes de la relation mère-fille constitue l’objet de ce livre de Doris-Louise Haineault, psychanalyste à Montréal et membre de la Société canadienne de psychanalyse. De ses trente années de pratique psychanalytique elle retient la rupture de la fusion mère-fille comme la plus douloureuse.
Elle présente comment les mères qui attendent une fille à l’ombre du fantasme de retrouver, de réinventer la fusion vécue avec leur propre mère, cherchent à se recommencer elles-mêmes, à renaître, à repartir à zéro. Avoir une fille constitue pour ces mères l’occasion de donner corps à un substitut d’elles-mêmes. Elles créent une fille non séparée d’elles. Se fusionner à l’enfant les transporte à une sorte de paradis du narcissisme. Mais il s’agit d’un nirvana rapidement semblable à l’enfer si le père, le tiers, ne vient pas mettre un terme à l’utopie de la fusion.
Le prix à payer de la relation fusionnelle est élevé. Les mères qui ont hérité d’une blessure narcissique profonde et qui tentent de la réparer par la maternité sont comme condamnées à transmettre cette blessure de mère en fille.
Doris-Louise Haineault appelle « Surmères » ces femmes que rien ne fait renoncer à leur rêve de fusion et qui peuvent ressembler à des mères parfaites, idéales. L’auteur explique comment la fille d’une Surmère dont la croissance émotionnelle a été mise à mal est à son tour atteinte dans son psychisme : lorsque la mère met au monde sa fille, elle est renvoyée à son expérience de perte de sa propre mère et à son sentiment d’impuissance. Afin d’éviter l’effondrement que pourrait provoquer la reviviscence de ces vécus, elle se coupe de ses blessures, se voue toute entière à celle qui a désormais pour mission d’être son propre destin recommencé. Cette mère devient donc infaillible, habitée par un moi-je grandiose. Les sentiments de perfection et de toute-puissance viennent pallier la peur de l’effondrement et repousser la dépression. Mais cette dernière est transmise à la fille. La mère qui n’a pu calmer, partager, traduire, rendre acceptables et compréhensibles les affects de sa fille nourrisson laisse son enfant en proie à des affects menaçants, incontrôlables. La fille, à son tour, vit dans une panique continuelle de s’effondrer.
Doris-Louise Haineault explique comment s’établit ainsi entre la mère et la fille un pacte faustien : la Surmère demande à son enfant de lui donner sa vie et tout l’amour dont elle a besoin pour survivre, en échange de quoi l’enfant obtiendra d’elle sa présence et son amour. La tromperie réside dans le fait que la dépression change de camp : c’est l’enfant qui assume l’angoisse et l’effroi. L’enfant devient le thérapeute de sa mère. Il est contraint de se composer un faux-self, un self soignant, pour réparer la mère. Pour obéir au pacte, l’enfant se sacrifie et met inconsciemment son « je » de côté, comme en attente.
L’auteur décrit la matérialisation de cette relation à travers des agirs sans symbolisation, sans métaphorisation, sortes d’anneaux scellant l’alliance narcissique. Elle reprend la notion de Racamier : l’incestuel, et montre comment cet incestuel déconstruit l’œdipe, fausse l’ordre des générations en les nivelant, et entrave le deuil nécessaire de la fusion originaire. Par exemple, au sein du couple mère-fille les échanges peuvent tourner autour de confidences déplacées, d’ordre « amical », sur la vie sexuelle de chacune. Une forme d’ambiguïté homosexuelle ramène ainsi le duo à la fusion originaire où la jouissance était complète, totale.
La transgression des limites nécessaires imposées par la « bonne mère » est déjà difficile, mais la transgression de l’absence de limites imposée par la Surmère est impensable. La fille n’a bien souvent même pas de désir d’affranchissement.
C’est grâce à l’expérience d’une psychanalyse que certaines femmes trouvent une issue au pacte faustien. Doris-Louise Haineault décrit le parcours thérapeutique de trois femmes, leur traversée vers le deuil de la fusion avec une Surmère. Ces trois exemples illustrent avec simplicité les développements théoriques de l’auteur et offrent un éclairage sur ce qui se joue d’essentiel dans la cure : la reconstruction des capacités de symbolisation personnelle, l’expérience possible d’une relation à l’analyste différente de celle vécue avec la Surmère, l’apprentissage d’une écoute de ce qui se dit en soi, la découverte et l’expression d’un vrai-self.
Adeline Ducasse