États limites : quels enjeux pour une psychanalyse rêve éveillé ?

Les relations d’objets internalisées caractéristiques des états limites* ainsi que les mécanismes de défenses privilégiés de ces personnalités (clivage, idéalisation primitive, identification projective, déni, omnipotence et dévalorisation, passage à l’acte) sont de nature à mettre en difficulté le déroulement habituel et attendu d’une cure analytique : le cadre, à travers les limites qu’il pose, est régulièrement chahuté, et le transfert est « soumis aux variations climatiques les plus extrêmes » (J. André).

Se pose alors la question de la possibilité même de mener un travail psychanalytique avec ces patients. Quels enjeux pour la cure, quels objectifs, quelles conditions de faisabilité ? Quels apports particuliers du rêve éveillé ? Quels éventuels aménagements du cadre ? Quel positionnement pour l’analyste ?

Après avoir présenté les particularités de la relation transférentielle et les atteintes du cadre dans les cures avec des patients états-limites, nous nous questionnerons sur les enjeux essentiels de ce type de cures : qu’est-ce qui fait défaut aux sujets états limites et, du coup, qu’est-ce que la cure analytique peut tenter de restaurer ? Comment ? Nous essaierons enfin de cerner quel peut être le positionnement de l’analyste pour répondre de façon « suffisamment bonne » à ces questions.

I. Particularités du transfert et atteintes du cadre dans les cures de patients états limites

Difficulté de symbolisation des traumas passés et clivage

Le patient état limite a subi enfant un traumatisme dont les effets ont été désorganisants. Il a pu s’agir par exemple d’une séduction sexuelle précoce, mais aussi, au-delà d’un événement précis et circonstancié, d’un traumatisme cumulatif. Les événements ont été traumatiques du fait d’une excitation survenant dans un état du moi tel qu’ils ne pouvaient pas être intégrés. Ils sont restés non symbolisés, donc non refoulables.

R. Roussillon se centre sur la question des traumatismes primaires, qu’il définit comme des expériences qui « n’ont pas reçu de statut intra-psychique, pas reçu de représentation psychique », et qui ont été des expériences tellement insoutenables que le sujet n’a eu d’autre choix que de « s’absenter », par une forme de clivage du moi. Le processus de symbolisation primaire n’a pu avoir lieu. Le contenu traumatique précoce est du coup perdu pour l’historicisation de la personne, il est inscrit comme trace irreprésentable mais toujours active. La compulsion de répétition porte le sujet à revivre ce qu’il n’a pu symboliser, et le traumatisme primaire se rejoue indéfiniment dans sa vie, sous diverses formes et toujours de façon douloureuse : le patient répète au lieu de se souvenir. Pour se protéger de ce harcèlement intérieur, le sujet se clive encore, d’où une personnalité en faux-self. « Il ne se construit donc pas psychiquement en se représentant ce qui s’est passé, mais plutôt contre ce qui lui est arrivé » (J. Aïn).

Incidences sur la relation transférentielle

L’impossibilité de représentation psychique du trauma, associée au clivage, a des incidences importantes sur le déroulement de la cure en se répercutant notamment sur la relation transférentielle.

On remarque, d’une part, que le patient ne différencie pas l’objet du transfert de l’objet du passé : l’analyste EST la mère. La difficulté de travailler la remémoration favorise l’actualité de la relation analyste-patient et surchauffe les affects qui s’y déploient « en direct ». C’est là un des éléments essentiels permettant de repérer un sujet comme état limite : « l’expérience borderline en psychanalyse commence là où la névrose de transfert ne commence pas » (J. André). Comme le mentionne C. Thompson, dans la névrose de transfert « c’est la répétition d’une relation passée qui prédomine », dans la psychose de transfert « le patient se sert de l’analyste comme support d’une projection délirante : l’analyste devient l’objet de transfert, sans distinction avec l’objet d’origine ». Or la névrose de transfert est un outil très précieux pour l’analyste… il devra faire sans elle. Le fait est qu’elle suppose que ce qui est vécu en séance dans le présent, actualisé, puisse être traité comme une représentation, une réédition d’un fragment du passé, elle demande donc cette possibilité de représentation qui fait précisément défaut à l’état limite. Sans cette possibilité, interpréter la relation transférentielle devient une véritable gageure : l’interprétation risque d’être reçue comme un nouvel abus, une nouvelle violence, une disqualification de ce que la personne vit dans le présent et comme une preuve que l’analyste et la mauvaise mère ne font bien qu’un.

Le clivage aboutit aussi régulièrement au brusque revirement des affects du sujet, passant de l’amour à la haine et inversement. Il évite la confrontation à l’ambivalence et à la souffrance dépressive. En situation thérapeutique, il empêche toute prise de conscience de la réalité et de la complexité des affects liés à la relation à l’analyste. La relation directe patient-analyste est du coup très intense, la personne de l’analyste est sollicitée sans médiation, ce qui l’oblige à se tenir en séance sur une ligne de crête émotionnelle forte qui use souvent les possibilités de penser. Les passages à l’acte, notamment à travers les attaques du cadre, font aussi sortir de la pensée de transfert, en abolissent le jeu possible pour occuper la réalité ici et maintenant. Patient et analyste sont comme pris dans une tornade dans laquelle il leur est difficile de s’extraire pour mettre en représentation, en sens et en nuances.

L’intensité des vécus dans la relation transféro-contretransférentielle est enfin à mettre sur le compte du transfert inversé. Particulièrement à l’œuvre dans les cures avec les patients psychotiques, le transfert inversé se rencontre aussi souvent dans les cures avec les états limites. L‘analyste sent, agit ou pense à la place du patient ce que ce dernier refoule ou clive. Il se trouve à la place de l’enfant qu’a été le patient qui lui fait éprouver des fragments d’expériences personnelles douloureuses. H. Searles démontre comment le patient ne sait faire autrement, il fait comme on lui a appris, c’est pour lui le seul mode relationnel possible. Il est souvent difficile de repérer ce phénomène, pourtant c’est un excellent moyen d’accès au vécu du patient : on est affecté comme il l’a été.

Incidences sur le cadre

Non élaboré, non symbolisé, non représentable, le traumatisme primaire a un impact particulièrement effractant pour la vie psychique, il la fissure en trouant son enveloppe, son moi-peau. Dans le contexte de la cure, le cadre reproduit cette enveloppe, pour D. Anzieu, tout se passe comme si le patient projetait sur le cadre sa propre « enveloppe psychique trouée ». Il est donc peu étonnant que le sujet état limite bouscule régulièrement ce cadre (temps, argent, nombre de séances, paiement en espèces, y compris des séances manquées, respect de la règle fondamentale, la dissymétrie des positions respectives, les refus de l’analyste, son écoute en libre suspens…), alors qu’il aurait précisément besoin d’être contenu par une enveloppe souple, mais solide et sécurisante. Les attaques du cadre entament les frontières de l’analyse et les conditions de sa possibilité d’exercice… constituant ainsi une importante difficulté dans ce type de cures.

On observe que les frontières de l’analyse, celles de son cadre et celles de l’analyste sont mises à mal, tout comme les frontières du psychisme du patient l’ont été durant l’enfance. Quand la névrose de transfert et le cadre – principaux outils de travail permettant la mise en sens, en représentation – sont mis en déroute, soumis à la puissance du clivage et de la projection, quels enjeux, quelles possibilités reste-t-il alors pour le travail analytique ?

II. Quels objectifs et, du coup, quels enjeux pour la cure analytique ?

Retrouver la possibilité de mettre en sens

Le sujet état limite est soumis à des vécus particulièrement intenses et déstabilisants*. La charge émotionnelle qui envahit les séances entame les facultés de penser, tant celles du patient que celles de l’analyste. Les processus de liaison sont à reconstruire et, comme le signifie J. André, c’est l’activité associative et interprétante de l’analyste qui permettra d’ouvrir celle du patient. En tout premier lieu il s’agit donc pour l’analyste de rester au contact de ses propres facultés de penser et d’analyse. Plonger dans l’océan déchainé avec le patient pour l’accompagner, oui… mais en gardant un pied sur le pont pour maintenir le cap. Le plus souvent c’est le travail de l’analyste entre les séances qui favorise la possibilité de cette mise en sens, grâce au recul pris, à un temps où l’esprit, plus à froid, peut cerner calmement ce qui se rejoue de l’histoire du patient. La supervision et, à travers elle, l’école de formation constituent dans ce contexte une aide essentielle : elles offrent un contenant (une peau… encore) dans lequel la folie privée dont parle A. Green pourra se déployer avec une filet de sécurité supplémentaire.

La mise en sens suppose par ailleurs des ponts possibles entre ce qui se passe ici et maintenant, dans la relation thérapeutique, et ce qui a eu lieu dans l’enfance. Le sujet n’a pas accès à la remémoration de ce qui a été traumatique pour lui. La première expérience a été vécue avant qu’il ne puisse la reconnaître. Ce n’est qu’à partir de la deuxième expérience (ce qui se joue ici et maintenant, dans le cadre de la cure) et de sa mise en sens, qu’il pourra s’approprier la première. Ainsi le travail analytique consiste-t-il aussi à déplier le moment actuel de la relation thérapeutique pour l’inscrire dans le temps (C. Thompson). En amont de ces mises en lien à partager avec le patient, à l’instar de l’historien, l’analyste part en quête du sens historique de ce qui est engagé, il tente de reconstruire quelles expériences sont en train d’être réactualisées. Le rêve éveillé est très aidant dans ce travail-là : les figurations symboliques qu’il met en scène renvoient inévitablement aux traumas passés, aux relations d’objets développées par le patient, à ses mécanismes de défenses aussi. Il donne à voir la façon dont son psychisme s’est organisé tant bien que mal dans l’environnement affectif qui était le sien. Le travail autour des motifs du rêve éveillé se fait en séance, avec ce qu’amène le patient comme ressentis et comme souvenirs retrouvés, nouveaux, qui sont autant de lumières dirigées vers les zones d’ombre de son passé. Une nouvelle histoire s’écrit, au plus près de ce qui a été vécu, souvent différente de ce que la personne se racontait jusque-là. Ce travail se fait d’autant plus efficacement que les hypothèses échafaudées intérieurement par l’analyste auront été riches : elles ouvrent une possibilité, constituent une toile de fond, un maillage de sens, elles préparent le terrain. Mettre en sens, réinscrire les événements dans le temps, aide le patient à sortir de l’amnésie et du clivage, mais réactive bien souvent toutes ses défenses : la réaction thérapeutique négative n’est pas loin, et le passage à l’acte souvent présent, venant réduire la temporalité au seul présent, cherchant à prouver que ce qui se passe ne concerne que le présent et non le passé, protégeant ainsi le patient du retour du clivé et du non symbolisé. On entre dans la zone du « défaut fondamental » que décrit M. Balint, tous les voyants rouges s’allument.

En amont : construire la possibilité de psychisation, de symbolisation, de représentation

Pour que le travail de mise en sens soit possible et acceptable pour le patient, il faut, de façon plus globale et plus profonde, permettre au processus de symbolisation primaire de se mettre en place.

Une première piste de travail est indiquée par J. McDougall qui souligne l’origine archaïque de nombreux symptômes psychosomatiques. « Pour elle, les traumatismes survenus avant l’avènement de la parole créent des « terreurs sans nom », c’est-à-dire envahies par les processus primaires, face auxquelles l’analyste, par son cadre et son écoute, doit fournir la sécurité nécessaire pour que ces terreurs deviennent nommables, puis narrables à l’aide de l’utilisation des processus secondaires » (J. Aïn). J. McDougall propose de considérer les symptômes somatiques comme des messages formulés par les processus primaires, et d’encourager le patient à les entendre comme un langage symbolique. Le but premier étant, pour le patient, d’investir ses symptômes somatiques d’un sens métaphorique puis de leur assigner une signification symbolique.

Le rêve éveillé (dans l’expérience du rêver éveiller) est aussi un excellent dispositif qui favorise le rétablissement du processus psychique qui consiste à trouver/créer des limites entre intérieur/extérieur et systèmes inconscient/préconscient-conscient. Il présente en effet une dimension réflexive susceptible de rebâtir un cadre interne suffisamment contenant et souple. J.-M. Henriot voit dans le contexte de la cure AIRE une reconstitution des deux enveloppes du moi peau (D. Anzieu) : l’enveloppe d’excitation et l’enveloppe de signification. Le cadre général de la cure (horaires, fréquence des séances, paiement en espèces, etc.) représente l’écran protecteur, le pare-excitation, et le cadre de l’expérience du rêver éveillé représente « l’écran projectif, la surface d’inscription et de signification, celle qui est à l’intérieur, la membrane qui est en rapport avec le vécu intérieur et les fantasmes ». « Les deux surfaces emboîtées forment la peau psychique qui va permettre d’avoir des représentations intérieures supportables et de garder un jeu souple entre l’intérieur et l’extérieur, puisque ces deux surfaces gardent une certaine distance » (J.M. Henriot). Le patient peut ainsi rêver éveillé qu’il détruit l’analyste et le retrouver intact dans le cadre hors rêve éveillé. Et, comme le signale J.-M. Henriot, « cette expérience du détruit-trouvé est capitale. C’est en effet une de celles qui permet à l’enfant de découvrir la différence entre monde interne et monde externe, différence entre un noyau interne et un objet externe […], différence entre source de la pulsion et but de la pulsion ». C’est, pour R. Roussillon, cette expérience du « détruit/trouvé » qui précède la séquence de l’utilisation de l’objet chez D.W. Winnicott et qui ouvre accès à l’ambivalence, grâce à la première différenciation dedans/dehors. Pouvoir différencier les deux cadres établit de fait une frontière, une limite, une possibilité de représenter. L’expérience faite de cette double enveloppe psychique protectrice permet la restauration de l’enveloppe psychique initialement dysfonctionnelle du patient.

Reste que les patients états limites ne peuvent pas tous entrer dans l’expérience du rêver éveillé dès les premiers mois d’analyse et que, pour certains, l’épreuve du cadre de la cure est d’abord une violence difficilement supportable. Quand le préconscient de certains patients est trop écrasé par l’expérience traumatique, il faut un travail préalable au travail psychique de liaison. Cela peut passer par un premier temps en face à face, pour ancrer la cure dans un plus de réalité, c’est ce que préconise R. Roussillon pour certains patients états limites. L’analyste a alors pour mission première de servir de moi auxiliaire : évitant les silences trop longs qui risquent d’être vécus comme une répétition du trauma, il ramène aux faits pour raccrocher le patient au réel, il contient avec une voix ferme et soutenante, il s’attache à reformuler – en les nommant – les émotions qui traversent souvent violemment le patient pour détoxiquer ses vécus (V. Larose).

Les réflexions sur le traumatisme primaire mettent bien au centre du travail analytique les questions du cadre (en tant qu’il est susceptible d’accueillir l’enveloppe psychique du patient), mais aussi celle du positionnement de l’analyste.

III. Quel positionnement pour l’analyste ?

Être une pâte à modeler

Dans « Le contre-transfert est-il un cadre ? », C. Thompson précise que « transférentiellement l’analyste doit être une pâte à modeler psychique épousant les contours de la forme psychique du patient afin de dessiner ceux-ci pour lui ». P Fédida évoque aussi cette capacité nécessaire de l’analyste à se « laisser défaire par le patient » pour l’accompagner dans la régression. Pour R. Roussillon il est question de se faire « médium malléable » (en référence à l’utilisation qui est faite de la pâte à modeler dans les thérapies par le jeu). L’analyste se laisse travailler par ses ressentis contretransférentiels mais aussi – et surtout – par ce que le patient lui donne à vivre (en transfert inversé) de sa propre expérience traumatique non symbolisée, ce qui est souvent intense et douloureux. L’analyste utilise ce matériau pour renvoyer au patient ce qu’il a vécu enfant, au moment le plus opportun (souvent dans l’après-coup), comme un décryptage de qui s’est passé dans la relation transféro-contretransférentielle, mis en lumière par l’histoire du patient recomposée, reconstituée. Petit à petit, ce qui se joue dans la relation peut être décodé à deux, cela devient une sorte de jeu entre le patient et l’analyste, un jeu de repérage, de figuration. Ce n’est pas sans rappeler l’importance de la capacité de rêverie maternelle décrite par W. Bion. Or cela suppose, de la part de l’analyste, une capacité d’accordage, mais aussi une capacité à survivre à ce qu’il ressent en transfert inversé, qui vient toujours toucher ses propres points de vulnérabilité. J. Aïn évoque « un « assez bon masochisme » pour, à la fois, « survivre comme bon objet qui n’exerce pas de représailles », selon l’expression de D.W. Winnicott, et éviter que la relation ne s’enlise dans une impasse sadomasochiste ». On se trouve donc bien confronté à cette question de la possibilité, pour l’analyste, d’accueillir en dépôt les traumatismes primaires du patient.

La question des aménagements du cadre

À en croire le récit que fait M. Little de sa propre psychanalyse avec D.W. Winnicott, ce dernier n’hésitait pas à allonger la durée de certaines séances (et ce au tarif d’une séance habituelle), à entrer en contact physique avec sa patiente (il lui tenait parfois les mains dans les moments de détresse), à dire : « votre mère, vraiment je la hais ». D. W. Winnicott optait là pour des actes qui visaient à donner des signes manifestes d’une bienveillance vis-à-vis des besoins affichés de sa patiente. L’objectif principal était certainement de démentir l’aspect délirant du transfert d’une imago maternelle nocive. Dans ce type de posture, l’analyste s’engage avant tout à fournir un environnement « suffisamment bon », une expérience correctrice. Cette position est évidemment nécessaire, mais elle ne doit pas forcément passer par ce type d’aménagements du cadre, c’est plutôt une position intérieure de l’analyste. Les passages à l’acte consistant à modifier le cadre, à l’assouplir, loin de favoriser l’émergence des processus de symbolisation, risquent au contraire de maintenir une absence d’écart entre l’objet et l’analyste, de rester dans une opposition bonne/mauvaise mère : la mère réelle reste la mauvaise et l’analyste devient la bonne. On maintient ainsi le clivage et son corollaire : l’absence d’ambivalence. Sans compter que, de toute façon, à un moment où à un autre la mauvaise mère dans l’analyste surgira via le transfert.

Pour autant, une position se cantonnant au refus du moindre aménagement du cadre serait peu réaliste dans le contexte des cures avec les états limites, et, comme l’indique R. Roussillon : si « le recours à des aménagements de la situation analytique coûte toujours quelque chose au processus analytique, l’absence d’aménagements peut coûter l’enjeu même de la cure, voire la vie du patient ». On se trouve donc face à un constat assez rude : impossible de trouver une règle fixe ou un vademecum auxquels se raccrocher pour mener ce type de cures. L’analyste doit faire preuve de souplesse, y compris face à l’idée qu’il se fait d’une cure classique, « normale », il doit être prêt à laisser ses repères habituels de côté, et à « prendre des risques »… Le challenge consiste alors à rester dans une communication humaine, au sein d’un cadre suffisamment sécurisant mais pas nécessairement d’une fixité rigide, pour permettre la régression, tout « en préservant son identité personnelle mise à mal par le mélange d’amour et de haine, de tendresse et de passion dont il est directement l’objet » (P. Fédida).

Au-delà de la question des aménagements du cadre, le positionnement de l’analyste

Cette posture de « funambule » nous renvoie bien, en définitive, à l’analyste et à son positionnement. La question du cadre externe (régularité des séances, paiement en espèces, etc.) semble secondaire à celle du cadre interne de l’analyste. Si ce dernier parvient à se soumettre à la tempête sans se laisser détruire par elle on peut penser que le cadre externe sera tenu d’une façon suffisamment adaptée. Ce sont en fait les limites et les frontières de l’analyste lui-même qui sont en jeu : jusqu’où et comment accepte-t-on de se laisser défaire, et pour quelles raisons ? Les aménagements auxquels cède l’analyste par soumission et/ou par crainte (d’être la mauvaise mère, d’être confronté à un transfert négatif très violent, etc.) le renvoient bien souvent à des problématiques personnelles fortes, à son propre défaut fondamental (M. Balint).

On peut cerner deux écueils majeurs :

– celui de vouloir à tout prix réparer les manquements de l’environnement initial du patient : se positionner comme la bonne mère que ce dernier n’a pas eue. Surtout ne pas se retrouver dans la peau de la mauvaise. Cela va souvent de paire avec une idéalisation de la fonction d’analyste (et de la psychanalyse en général), rejoint les illusions de la toute-puissance infantile et témoigne donc d’une difficulté pour l’analyste d’être lui-même capable d’ambivalence. Ce type d’attitude peut se traduire, par exemple, par la difficile reconnaissance de sentiments de haine vis-à-vis du patient, ce qui est pourtant essentiel et fonctionne comme une épreuve de réalité. Les sentiments de culpabilité sont surchauffés, d’autant que la situation thérapeutique, à travers les obstacles qu’elle présente inévitablement, renvoie l’analyste à son impuissance d’enfant à sauver ses parents et à se sauver lui-même.

– celui de se complaire dans un jeu relationnel masochiste contreproductif : la culpabilité féroce de l’analyste peut le conduire à se maintenir dans l’identification à la mauvaise mère que lui propose le patient. Apparaît alors une complaisance dans le fait d’être dans le rôle du mauvais, comme si là non plus, la dimension de représentation de ce qui se joue dans la relation transféro-contretransférentielle n’existait pas. L’analyste se confond lui-même avec la mère et trouve dans cette situation une nouvelle occasion de se faire payer ce dont il se sent coupable depuis l’enfance.

On aura compris que l’une ou l’autre de ces postures ne peut amener une cure vers la possible intégration de l’ambivalence pourtant tellement nécessaire aux états limites. Les recours qui permettent d’éviter ce genre d’impasses restent évidemment le travail que l’analyste peut faire sur lui-même et le cadre que lui offre la supervision.

L’enjeu principal d’une cure avec un patient état limite consiste à mettre en route les processus de symbolisation, à favoriser ses capacités de représentation et d’appropriation subjective, à rétablir des frontières fonctionnelles : donc à sortir du clivage et accéder à une ambivalence possible. Le transfert et le contretransfert, très fortement sollicités, restent les meilleurs outils de l’analyste. Ils ne manqueront pas de renvoyer ce dernier, au-delà de son positionnement d’analyste, à sa personne, dans ses fondements mêmes, dans ses failles narcissiques, et à son propre défaut fondamental. Le rêve éveillé fournit aussi un outil de choix dans ce type de cure : par le cadre souple et malléable qu’il offre et aussi par le travail qu’il permet en dehors de l’expérience même du rêver éveillé. En effet, les échanges (entre patient et analyste) qu’il engendre, le plus souvent sur un mode métaphorique lors des séances, fonctionnent comme une peau de mots tissant des liens, du sens, entre ce qui aura été vécu durant le rêve éveillé (mis en images, en symboles, verbalisé), ce qui a été vécu par l’enfant il y a des années, et ce qui émergera de souvenirs, de sensations, d’émotions après le rêve éveillé.

Adeline Ducasse

* Critères DSM IV de la personnalité limite :

Mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects, avec une impulsivité marquée, comme en témoignent au moins cinq des manifestations suivantes :

1) Instabilité et excès dans le mode de relations interpersonnelles caractérisées par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation 

2) Impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet (par exemple : dépenses excessives, sexualité, toxicomanie, alcoolisme, jeu pathologique, conduite automobile dangereuse, crises de boulimie ou d’anorexie…) 

3) Colères intenses (rage) et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère (par exemple : fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante ou bagarres répétées, colère subite et exagérée) 

4) Répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires ou d’automutilations 

5) Efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés 

6) Instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur (dysphorie épisodique intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures et rarement plus de quelques jours) 

7) Perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistante de l’image et de la notion de soi 

8) Sentiments chroniques de vide 

9) Survenue transitoire dans des situations liées au stress d’une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères

Bibliographie :

Sous la direction de Jacques André et Caroline Thompson Les états limites. Paris : Puf (Petite Bibliothèque de Psychanalyse).

Sous la direction de Jacques André et Caroline Thompson Transfert et états limites. Paris : Puf (Petite Bibliothèque de Psychanalyse).

Demetriades, C. Dispositifs orioplastiques pour des jeunes en souffrances d’exclusion. Nouvelles perspectives de medium malléable dans la clinique du social ? Th. doct. : Psychologie : Lyon : Univ. Lumière Lyon 2.

Green, André « La mère morte » in Narcissisme de vie Narcissisme de mort. Paris : Minuit (Reprise).

Roussillon, René Paradoxes et situations limites de la psychanalyse. Paris (Quadrige).

Roussillon, René Agonie, clivage et symbolisation. Paris : Puf (Quadrige).

Roussillon, René Le plaisir et la répétition. Paris : Dunod (Psychismes).

Searles, Harold Le Contre- transfert. Paris : Gallimard (Poche-Folio).

Roussillon, René « Situations et configurations transférentielles limites »

http://benhur.teluq.uquebec.ca/SPIP/filigrane/squelettes/docs/vol8_no2_automne/jRoussillon.pdf

Aïn, Joyce « Le holding comme cadre analytique ».

http://www.carmed.fr/holding.htm

Henriot, Jean-Marc « Origines de la vie psychique et expérience du rêve éveillé ».

http://www.psychanalyse-reve-eveille.fr/articles/origines-de-la-vie-psychique-et-rêve-éveillé/

Henriot, Jean-Marc « Vrais, faux souvenirs pour une nouvelle histoire ».

http://www.psychanalyse-reve-eveille.fr/articles/vrais-faux-souvenirs-pour-une-nouvelle-histoire/

Larose, Valérie « Les États limites ».

http://www.analyse-integrative-re.com/publications/articles/a-etats-limites/

Rannou-Dubas K., Gohier B. Les états limites : aspects cliniques et psychopathologiques ou les limites dans tous leurs états.

http://psyfontevraud.free.fr/psyangevine/publications/etatslimites.htm